Le paradigme du don vu par un Scrummaster

2232 mots soit environ 11 minutes de lecture.
Le paradigme du don vu par un Scrummaster

Cette histoire reflète quelques séquences de mon dernier accompagnement qui m’a servie à la fois d’exemple pour illustrer les relations de don, et aussi d’introspection sur ma posture du coach à chercher la meilleure réponse à chaque situation, pour permettre à chacun et au groupe de trouver le chemin le plus rapide vers la performance et l’autonomie.

Voici le script extrait du livret sur le don de l’agilité radicale aux formations de Noël.


Le don du point de vue du Scrum Master

Avant de devenir Scrum Master dans sa nouvelle entreprise, Sarah était chef de projet, manager de plus de 30 personnes.

L’adonnement improductif de Sarah

Dans son ancien poste, elle avait su créer une bonne ambiance dans le service par la mise en place de pratiques collaboratives tirées de Scrum, mais se heurtait à une certaine inertie, un manque de relais. Elle se donnait pourtant à fond, mais se sentant un peu seule et limitée dans ses initiatives, elle avait ressenti le besoin d’évoluer vers un contexte où elle pourrait avoir plus d’entrain.

L’irruption de la période du confinement, lui laissant un peu de temps d’introspection — gagné sur les déplacements — a permis de préciser ses envies :

  • elle sait qu’elle veut continuer à aider des équipes ou groupes de personnes à surmonter leurs difficultés
  • elle a besoin de se sentir plus utile ailleurs, autrement, avec créativité
  • les choses évoluent quand-même dans le bon sens dans son équipe et il est peut être temps…

Du point de vue du don, nous sommes dans un cas — plutôt fréquent — d’adonnement d’une personne sans que le cycle se poursuive. Ce que donne Sarah n’est pas reçu et encore moins rendu.

Sarah est accompagnée d’un coach agile

Quelques semaines plus tard…

Sarah est désormais Scrum Master dans sa nouvelle entreprise.

Le coach c’est Jérémy. Ce que lui donne Jérémy à son arrivée, ce n’est pas l’explication de texte de la fiche de poste de Scrum Master, ni la liste des contraintes et difficultés auxquelles elle va être confrontée, ni encore moins les profils psychologiques des personnes de l’équipe. C’est une conversation rassurante sur la façon dont pourrait se dérouler son intégration dans l’équipe, au delà de suivre le plan de formations et d’accepter tous les rendez-vous jusqu’à saturer son agenda ; Ils concluent leur premier entretien par la promesse d’une future conversation pour partager régulièrement leurs observations, et continuer à apprendre ensemble.

Ainsi, Sarah pourra se faire une idée personnelle de ce qu’elle peut apporter à l’organisation ; elle pourra gagner en confiance par des feedbacks fréquents avec Jérémy.

L’observation des relations dans l’équipe

Sarah a assisté, en tant qu’observatrice, à une réunion — très technique — de tous les développeurs au sujet de la nouvelle architecture à mettre en place pour assurer la transition vers le Cloud.

Pour mieux comprendre les interactions entre les personnes, la qualité de la communication — et donc de circulation des informations — dans l’entreprise, Sarah a tenté de relever les dépendances portant sur les savoirs et savoir-faire ainsi que les signes de freins à la fluidité des échanges. Elle s’est concentrée sur la nature des questions et des réponses pendant la réunion.

Le lendemain, au rendez-vous hebdomadaire, elle retrouve Jérémy pour lui faire part de ses remarques, synthétisées en 4 relations simples :

Qui demande quoi à qui ?

Les développeurs avaient tendance à se tourner vers Marco (le leader technique) pour acquérir des certitudes ou se rassurer sur la faisabilité technique. Ensuite, les sujets de discussion revenaient souvent aux prises de décision par des personnes extérieures à la réunion (Product Owner, directeur).

C'est d'ailleurs pour chercher le consensus qu'ils en étaient venus à tous se rassembler mais aussi par peur de rater quelque chose d'important.

Qui donne quoi à qui ?

Marco avait alterné entre ignorer la question en renvoyant aux pages de l'étude qu'il avait rédigée et refuser de répondre sur certaines pistes de recherche en cours ou non explorées, voire donner des informations directives dans la mise en oeuvre de changements au cas par cas avec un effort plus ou moins substantiel demandé à chacun.

Qui reçoit quoi de qui ?

Les développeurs avaient été très réceptifs aux informations et avis partagés, utiles pour évaluer risque, effort et urgence à organiser leur dépendance vis à vis de nouveaux éléments, composants et compétences techniques.

Qui rend quoi à qui

Les personnes qui avaient participé au développement de premiers composants se sont engagées à les publier avec une qualité et une documentation suffisante pour que les équipes produits puissent évaluer la difficulté d'intégration et rendre à leur tour un feedback plus objectif et constructif.
Pour rassurer les développeurs, Marco s'est proposé pour donner une formation synthétique sur l'essentiel que chacun doit savoir pour mieux contribuer aux échanges.

Cette base d’observations factuelles a permis à Sarah de se prémunir du jugement des personnes et l’a préservée des biais, comme fabriquer automatiquement des problèmes et des solutions pour les résoudre.

La description du comportement des interactions dans le langage du don, tout en étant facile à faire par Sarah, s’est avérée puissante pour partager avis, ressentis et hypothèses sur les points forts et les limites du système observé.

La demande dans les relations de Sarah avec l’équipe

En tant que Scrum Master, Sarah est là pour encourager l’équipe à suivre le cadre Scrum. Dans le détail, la façon pour elle d’accompagner l’équipe, d’y trouver sa place, restait à clarifier. Pour cela, il était important de bien connaître la demande de l’équipe.

Sarah a procédé par une question explicite adressée à tous les membres de l’équipe :

Qu’attendez-vous précisément du rôle de Scrum Master, maintenant et dans les semaines qui viennent ?

De cette façon, Sarah a reçu des réponses explicites sur :

  • ce qui était vraiment important que l’équipe réussisse à faire sans son aide (en auto-organisation),
  • ce en quoi elle — en tant que Scrum Master — pouvait aider.

En réponse aux difficultés révélées par la dernière réunion, tous se mirent d’accord sur l’intérêt de donner de la clarté et de la visibilité sur ce chantier technique, en le découpant afin de rendre sa compréhension collective et sa réalisation plus rassurante et efficace. Ils insistèrent sur le besoin de formation et demandèrent à Sarah de les aider en ce sens.

En retour, elle a répondu en s’engageant sur 3 actions :

  • Avec Marco, je travaillerai sur la présentation de l’évolution de l’architecture technique avec la clarification des enjeux pour la prochaine démo de sprint.
  • À mi-sprint je ferai un point avec Lucas (le PO) pour finaliser le scénario de démo et aussi préparer la réunion d’affinage.
  • La veille de la démo, je viendrai vous voir chacun une heure pour préparer le scénario que nous pourrons présenter ensemble.

Le rite de la mêlée quotidienne pour raviver la dynamique du don

Comment passer de “Refuser de demander ou refuser de recevoir de l’aide” à “Demander et accepter l’aide” ?

Un comportement que Sarah avait pu observer dans l’équipe était qu’une personne refusait de se plonger dans le problème du voisin, tant qu’elle n’avait pas elle-même fini sa story, son travail de plusieurs jours. Lorsque deux personnes étaient bloquées, cela pouvait prendre plus d’une journée avant qu’elles pensent, ou soient conduites à penser, qu’il serait peut être mieux de s’y mettre à deux.

À la mêlée quotidienne, Sarah s’est proposée pour travailler en binôme, car même si elle n’y connaissait encore pas grand chose, c’était une bonne occasion pour apprendre.

Un Scrum Master, plus encore qu’un nouveau venu, tire parti de son incompétence technique (réelle ou simulée) pour faciliter l’apprentissage collectif.

C’est peut être ici qu’est née la rumeur du Scrum Master bi-dons : il ne sait pas grand chose a priori et pourtant la vie est plus facile quand il est là.

Au fur et à mesure, d’autres comportements ont émergé. Après la mêlée quotidienne, quelques rendez-vous étaient pris dans la matinée, pour partager un point de vue de conception, avoir une meilleure compréhension d’une story avec le PO, aider le préposé au support à reproduire un bug, ou bien, avec Marie du marketing, co-créer une vidéo pour faire la promotion de la toute dernière fonctionnalité du produit.

Quatre yeux valent mieux qu’un ;-)

C’était le signe qu’il devenait de plus en plus facile de demander, donner, recevoir et rendre au quotidien, au coeur de l’équipe. Au fur et à mesure que la connaissance individuelle des sujets se transformait en un savoir commun, les sentiments d’urgence, de perte de temps et de crainte lors des livraisons s’estompaient, l’équipe gagnait en confiance.

Le rite de la rétrospective pour rallumer le feu du don

La rétrospective est peut être un des rites Scrum dont la puissance symbolique est la moins comprise. C’est d’ailleurs à la façon dont l’équipe effectue (ou pas) les rétrospectives que l’on peut se faire une idée assez précise du sens qu’elle donne au mot “équipe”. Plutôt que de livrer à Sarah la recette de la rétrospective magique, ou une nième nouvelle recette, Jérémy a pris le temps de lui montrer le sens de quelques ingrédients.

Encore une rétro ? Pourquoi faire ?

L’initiative de faire une rétrospective vient généralement du Scrum Master, et à travers lui, de l’intention de faire du Scrum pour en tirer des bénéfices. Pour faire court, la rétrospective est un temps limité que l’équipe se donne à la fin de chaque sprint, pour réfléchir à comment s’améliorer. Si le retour sur investissement de ce temps n’est pas bon, ou n’est pas perçu comme suffisant, l’intérêt faiblira, inévitablement. D’où l’importance de donner du sens à ce rite en permettant à chacun d’y contribuer positivement.

Un cadre propice au don

Pour animer sa première rétrospective avec l’équipe, Sarah a jugé utile de démarrer par rappeler la “Prime Directive” écrite sur le tableau papier :

Indépendamment de ce que nous découvrons, nous comprenons et nous croyons sincèrement que chacun a fait du mieux qu’il pouvait, compte tenu de ce qu’il savait à l’époque, de ses compétences et de ses prérogatives, des ressources disponibles et de la situation du moment. Norman L. Kerth, Prime Directive

La “Prime Directive” pose le cadre idéal pour que l’équipe réalise une “bonne rétrospective”.

Elle peut se reformuler dans un langage de dons :

  • Nous avons donné le meilleur de nous même, compte-tenu de ce qui nous a été donné de savoir ou pouvoir faire.
  • Et quand bien même nous pourrions avoir des doutes à ce sujet, nous acceptons et recevons ce résultat pour mieux rendre compte de nos observations et découvertes.

Cette directive, signe ainsi la prescription au sens juridique du terme, en déclarant inutile et vaine la recherche d’éventuels fautifs ; Ce que certaines équipes traduisent dans leurs accords de travail par “No finger pointing”.

La rétrospective est un pardon collectif, utile pour tourner la page et engager le collectif vers sa réussite.

La célébration dans le cycle du don

Il est important de célébrer les réussites, les résultats obtenus et aussi les apprentissages, pour transcender ces connaissances individuelles en savoir commun. Medhi, un développeur de l’équipe, a eu la chance de participer à l’Agile Tour Toulouse. Il fait part à Sarah, de ce qu’il a retenu d’utile à propos de la rétro. Fabien Pelous, qui nous a fait l’honneur de sa présence en keynote, nous a éveillé sur tous les intérêts de la troisième mi-temps, au rugby.

La troisième mi-temps a lieu que l’on gagne ou que l’on perde. Elle est presque plus importante dans ce dernier cas. C’est le moment où l’on peut se parler, se dire les choses, de la passe réussie, ou du coup de pied raté, dommage. Elle aide à tourner la page, pour que le lundi matin nous ayons de nouveau envie de revenir à l’entrainement.

Le pardon mais pas l’oubli

Pour Sarah et son équipe, ce n’est qu’après la rétrospective que l’on clôt le sprint, pour en commencer un autre. Mais avant cela, que faut-il retenir de celui qui se termine ?

Dans certains endroits, reconnaître la réussite ne se pratique pas si souvent et se relativise facilement à la baisse :

OK, on a fait le job. Et encore le résultat est loin d’être parfait.

Sarah sait combien ce sentiment d’insatisfaction personnelle est nuisible pour elle, et donc pour les autres. Curieusement, elle sait davantage comment valoriser une démo, révéler ce qui s’est passé de positif dans l’équipe. En renforçant l’équipe de cette reconnaissance réciproque, elle aide l’équipe à tirer des enseignements de ses erreurs.

La rétro ce n’est pas “Thanksgiving” : une histoire de dindons plus que de don véritable

Ce qu’il restera comme trace visible de la rétrospective, et peut-être du sprint tout entier, c’est la photo de la “véloce embarcation” et de ses ancres, prise pour métaphore de la performance de l’équipe, pour être rangée dans le dossier partagé. Mais l’atelier ludique et créatif aura surtout permis de passer un moment convivial et utile pour réellement apprendre sur soi, sur les autres. Ce petit temps entre parenthèses, entre passé et futur, est en fin de compte celui où l’équipe écrit son histoire et définit son rêve. Elle se donne du sens, de la confiance, du courage nécessaires aux changements qu’elle peut opérer sur elle-même et qu’elle voudrait donner à voir dans le monde.

Un sprint est comme un calendrier de l’avent : un voyage à compte à rebours des jours restant à parcourir avant la prochaine épiphanie.